lundi 1 août 2005

Alexis de Tocqueville, la Liberté et l’Amérique

Né en 1805, Alexis de Tocqueville est juriste dans la France de la restauration en 1827. Juste après la révolution de juillet 1830 qui a vu le triomphe de Lafayette (pour la seconde fois il fut nommé commandant de la garde nationale et intronisât Louis Philippe), Tocqueville part en voyage d'étude dans les tous jeunes Etats-Unis d'Amérique pour faire un rapport sur le système pénitentiaire américain considéré alors comme le plus avancé au monde.

Avec son ami Gustave de Beaumont, Tocqueville va étudier durant 9 mois beaucoup plus que le système pénitentiaire. Il écrit à son retour De la démocratie en Amérique, l'ouvrage qui va le rendre célèbre Pour la première fois un penseur politique français fait un lien explicite entre la liberté et l'Amérique.

La réflexion de Tocqueville part du constat que la démocratie est l'avenir de l'humanité. En cela c'est un précurseur en France. Il va au court de son œuvre critiquer les institutions et les habitudes politiques françaises dans la mesure où elle ne sont pas démocratiques. Pour Tocqueville il est clair que la démocratie c'est le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple (comme le dira plus tard Lincoln). Il est très surpris et particulièrement enchanté d'observer le fonctionnement décentralisé des institutions américaines. De constater que chaque nouveau problème se règle après débat en prenant l'avis de tous, sans conflits. Et que la loi étant établie dans le respect de chacun et pour l'intérêt de tous apparaît comme bienfaisante et est d'autant plus respectée.

La démocratie est une société où l'égalité est considérée comme une valeur essentielle, où la participation de tous aux affaires publiques est garantie et où la mobilité sociale interdit la constitution de catégories de privilégiés. La démocratie est avant tout basée sur le respect des droits individuels de chacun. Pour Tocqueville, « il y a plus de lumière et de sagesse dans beaucoup d'hommes réunis que dans un seul », ce qui donne aux sociétés démocratiques une supériorité évidente.

Cependant, la démocratie n'est en effet pas sans danger. Si la démocratie sociale est acquise, il n'en est pas de même de la démocratie politique. Le risque de la tyrannie de la majorité, de la dictature de l'opinion, de la centralisation des pouvoirs subsiste. Le danger réside dans la démission de la sphère politique, le renfermement sur soi, bref le triomphe de l'égoïsme. Les individus s'en remettent au pouvoir collectif et naît alors une servitude consentie.

Le désengagement laisse le terrain libre à l'Etat et ouvre donc la voie au despotisme et à l'absolutisme de l'Etat dont le pouvoir protecteur s'étend d'autant plus qu'il prétend mieux protéger, « il n'y a que Dieu qui puisse sans danger être tout-puissant », alerte Tocqueville. L'opinion publique n'est alors plus l'instance qui protège de l'arbitraire de l'Etat mais, au contraire, un instrument de conformisme du nombre où l'intelligence de chacun est écrasée par l'esprit de tous. Ainsi s'ouvre la voie à un despotisme prévoyant et doux dont la description qu'en fait Tocqueville n'est pas sans faire penser aux critiques ultérieures de l'Etat-Providence à la fois prévenant et dangereux.

Trop d'égalité nuit car elle efface toute diversité de sentiment et toute disposition à l'action. Il y a une opposition entre égalité et liberté qui n'est, certes, pas inéluctable mais qui existe dans les faits. Dès qu'un pouvoir, fût-il issu de la volonté populaire, agit sans contrôle ni obstacle, il y a tyrannie. La toute puissance est en soi dangereuse si elle est sans contrôle ni obstacle même s'il s'agit de celle du peuple et même si elle prétend agir pour le bien du peuple. Dans la démocratie, l'avis majoritaire devient une norme sacralisée, incontestée et donc un subtil despotisme.

Comment prévenir ces dangers ? Comment préserver la liberté politique ? Alexis de Tocqueville au XIXème siècle, comme aujourd'hui les néo-conservateurs, nous en donne la recette. Il faut pour cela la décentralisation, la séparation des pouvoirs, l'existence de contre-pouvoirs (associations, presse) et le respect des croyances religieuses.

La décentralisation a une portée civique puisqu'elle multiplie les occasions des citoyens de s'intéresser aux affaires publiques et les accoutume à la liberté. Les associations habituent les hommes à se passer du pouvoir. La presse doit faire entendre la voix spontanée du peuple en parallèle avec la volonté du peuple que prétendent exprimer les Assemblées. Les croyances religieuses apportent à la démocratie l'assise morale qui lui est nécessaire.

La liberté individuelle est dés lors une valeur essentielle. Et Tocqueville, comme les penseurs américains, établi un lien direct entre la liberté et la foi : « la liberté n'existe pas sans morale, ni la morale sans foi. » Le salut des hommes repose donc sur la vertu de leurs comportements individuels et non sur les supposées vertus de l'Etat. Tocqueville prévient à plusieurs reprise des dangers d'un Etat omnipotent, notamment lorsqu'il dit : « le plus grand soin d'un bon gouvernement devrait être d'habituer peu à peu les peuples à se passer de lui ». Il met en garde également contre le détournement de la liberté, « les despotes eux-mêmes ne nient pas que la liberté ne soit excellente ; seulement ils ne la veulent que pour eux-mêmes, et ils soutiennent que tous les autres en sont indignes tout à fait ». Tout ceci est donc inutile sans le civisme démocratique : c'est à l'individu de vouloir la liberté. Il faut donc faire appel à l'esprit de liberté de chacun.

Tocqueville émet à de nombreuses occasions sa crainte que la démocratie s'accompagne du confort de la médiocrité et que finalement les peuples démocratiques ne s'accommodent de régimes qui réglerait leurs vies, les privant ainsi de liberté. On ne peut s'empêcher de songer ici à la situation de la France actuelle. Mais il faut bien reconnaître que cette situation découle d'un modèle démocratique erroné et le monde libre est de loin le plus innovant, le plus inventif, le plus prospère et le plus pacifique. Tocqueville proclame encore sa foi en l'homme, lorsqu'il déclare : « il ne faut pas mépriser l'homme si l'on veut obtenir des autres et de soi de grands efforts ».


Tocqueville est enfin l'auteur de cette réflexion, sur la fin de sa vie, « les Français veulent l'égalité, et quand ils ne la trouvent pas dans la liberté, ils la souhaitent dans l'esclavage. » (L'Ancien Régime et la Révolution). On trouve là l'exemple parfait de la critique libérale de la Révolution Française. La France est passée à côté de la liberté en 1789 mais ne s'est pas arrêtée. Pour suivre les leçons de Tocqueville et donner enfin cette liberté aux Français notre mouvement s'engage aujourd'hui dans le combat politique avec la volonté de changer la donne.


Les principaux ouvrages de Tocqueville :

De la démocratie en Amérique I & II, Alexis de Tocqueville, 1835 & 1840.

L'Ancien Régime et la Révolution, Alexis de Tocqueville, 1856.

lundi 18 avril 2005

George W. Bush et la propagande française

Le président américain serait, à en croire beaucoup de médias, un idiot et un raté, un fanatique à peine plus fréquentable qu'Oussama Ben Laden et le principal danger de déstabilisation pour le monde dans les années à venir. Selon certains plus modérés, il est un « étatiste-conservateur » d'une droite extrême comme on n'en connaît pas en Europe.

A l'heure où les projets de démocratisation du Moyen-Orient enclenchés par George W. Bush commencent à prendre forme, il semble urgent de rétablir les faits et de franchir le rideau de fumée de la propagande anti-américaine (qui n'est malheureusement pas une exception française) (1).

George W. Bush, candidat du Parti Républicain, a gagné les élections présidentielles en 2000 à la suite d'un scrutin très serré qui lui a finalement donné plus de grands électeurs que son adversaire puisque les élections présidentielles américaines sont au suffrage universel indirect. Il faut ici rappeler quelques réalités américaines largement ignorées en France. Les adversaires lors des élections aux Etats-Unis se livrent une lutte sans merci, encore envenimée par la liberté d'expression et la liberté de la presse. Les pires dénigrements circulent sur le candidat adverse dans le but de mobiliser son camp et déstabiliser l'opposé. Or en France seuls les arguments démocrates -- et les plus malhonnêtes -- ont été relayés.

Le président Bush est né le 6 juillet 1946, à New Haven, Connecticut, et a grandi à Midland, Texas. Il a obtenu son diplôme de Bachelor [équivalent de licence] en Histoire à l'Université de Yale en 1968 et a ensuite servi comme pilote de chasse sur F-102 dans la Garde Nationale du Texas. Il a reçu un Master of Business Administration de l'école de commerce d'Harvard en 1975. Il a travaillé dans le commerce énergétique avant d'être élu gouverneur du Texas en 1994. Il est le 43ème président des Etats-Unis après avoir été pendant 6 ans gouverneur du Texas où sa politique fut basée sur les principes d'un Etat limité, de la responsabilité personnelle, d'un renforcement des familles et du contrôle local. Il fut le premier gouverneur de l'histoire du Texas à être réélu.

La démocratie américaine fonctionne sur un système bipartite. Le Parti Démocrate et le Parti Républicain se partagent donc, au gré du choix des électeurs, les pouvoirs fédéraux. Le Parti Démocrate est pour une intervention plus active de l'Etat dans l'économie et la vie des citoyens américains, et le Parti Républicain, encore plus depuis Reagan, a fait sienne la devise du moins d'Etat. Le GOP (Grand Old Parti, nom du Parti Républicain) fondé dans les années 1850 devint un parti national avec l'élection d'Abraham Lincoln à la Maison-Blanche en 1860. Avec les présidents Eisenhower, Nixon, Ford, Reagan et Bush père et fils, le Parti Républicain a assuré le gouvernement des Etats-Unis durant 32 années sur 52 depuis 1953. Les représentants du Parti Républicains défendent une grande liberté du domaine économique mais ne sont pas pour autant issus de milieux plus favorisés que Kennedy ou Roosevelt.

Le programme du candidat Bush de 2000 tient principalement en trois volets. Développer la propriété privée et encourager les Américains à devenir propriétaires (programme A Home of Your Own, aujourd'hui 68 % des Américains sont propriétaires et le but est d'élargir la proportion) et accroître l'initiative privée, colonne vertébrale des réformes économique et sociales. Réformer l'éducation pour permettre à tous les enfants d'Amérique d'acquérir les bases indispensables de la vie dans une société moderne (programme No Child Left Behind, il s'agit principalement que tous les jeunes Américains sachent lire, écrire et compter en sortant de l'école). Et recentrer la politique étrangère américaine sur les valeurs de l'Amérique, la démocratie et la liberté, ce qui signifie moins de compromission avec des alliés de circonstance, une plus grande autonomie de la diplomatie américaine et une capacité d'intervention principalement basée sur les forces aéronavales et amphibies ce qui ne demande pas d'alliances contraignantes.

Les attentats sans précédent du 11 septembre 2001 vont bouleverser l'Amérique au plan de la vie de ses citoyens comme au plan de sa politique. George W Bush en tant que chef de l'exécutif, et conformément au rôle que lui définissent les institutions, va assurer la riposte de l'Amérique en fixant la doctrine Bush. Les Etats-Unis vont poursuivre et punir les responsables du 11 septembre. En déclarant : « Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous », les Américains lancent une guerre universelle contre le terrorisme et refusent toute compromission avec ceux qui utilisent ces moyens. La « guerre préemptive » est à l'ordre du jour, c'est-à-dire frapper l'ennemi (dont la menace est avérée) avant que celui-ci ne prenne l'initiative.

La politique étrangère de l'administration Bush se centre surtout sur le monde musulman même si la conscience qu'en tant qu'unique superpuissance ils ont la responsabilité du monde entier est bien établie. Ils aboutissent à l'idée que le terrorisme islamiste, basé en particulier sur l'idéologie wahhabite, ne peut être vaincu que par un développement de la démocratie et de la liberté au coeur du monde arabo-musulman. L'Irak par sa positon centrale, par ses richesses naturelles et par le niveau de développement de sa population est le terrain idéal pour implanter une démocratie libérale que les élites américaines espèrent voir se propager dans tout le « Grand Moyen-Orient », qui va de la Mauritanie au Pakistan. Alors bien sûr aujourd'hui on peut encore pronostiquer l'échec de l'initiative américaine, mais il n'est pas interdit d'envisager sa réussite, chose qui changerait radicalement la face du monde et ouvrirait grand l'accès des livres d'histoire à George W. Bush.

En novembre 2004 les Américains en lui offrant un second mandat avec une avance en voix sur son adversaire jamais atteinte ont en tout cas montré qu'il était bien pour eux « the right man, in the right place, at the right time » (la bonne personne, au bon endroit, au bon moment). La politique étrangère déterminée par la doctrine Bush a été avalisée par le vote des électeurs. De nouvelles réformes économiques et sociales, qui avaient été retardées par les attentats et le début de la guerre contre le terrorisme et par la nécessaire relance de l'économie américaine fragilisée par le choc de l'attaque, sont en cours.

George W. Bush se place dans la lignée de Ronald Reagan et a l'intention de poursuivre la révolution libérale (traduction exacte du terme américain : conservative revolution). L'idée s'articule sur trois volets : « bâtir une société de propriété », pérenniser les réductions fiscales et reformer le code des impôts, et franchir une nouvelle étape dans la déréglementation. La privatisation de l'Amérique se joue tous azimuts, l'administration soutien l'accès à la propriété privée du plus grand nombre d'Américains possible, elle assure la promotion de l'initiative privée dans le domaine sociale, elle privatise le système publique de retraite (car les Américains ont deux retraites une par capitalisation et une par redistribution, et l'objectif du gouvernement actuel est de permettre à l'argent versé dans le cadre de la redistribution d'aboutir sur des comptes bloqués où les citoyens sont sûrs de retrouver leurs cotisations). Pour relancer l'économie américaine freinée par les attaques du 11 septembre 2001 l'administration a consenti de spectaculaires baisses d'impôts. L'objectif est a présent de les inscrire dans la durée et de rendre aux Américains la liberté d'utiliser leur argent comme ils l'entendent. La réforme du code des impôts doit permettre une simplification du système, une défiscalisation en faveur de l'investissement et à terme un rééquilibrage de l'impôt du revenu vers la consommation. Ces réductions et ce rééquilibrage ne se feraient pas à budget constant. Il s'agit clairement de réduire la place de l'Etat dans la vie des Américains et de promouvoir l'initiative individuelle. Les déréglementations accompagnent dans ce cadre tous les secteurs rendus à la libre initiative.

Voilà résumé en quelques phrases l'essentiel de la politique mise en oeuvre aux Etats-Unis par George W Bush. Un tir de barrage extrêmement nourri a été déclenché par tous les adversaires du libéralisme dans le but de désinformer l'opinion publique. Cette manœuvre à parfaitement réussit son objectif à court terme et particulièrement en France, la majorité des Français sont persuadés que George W Bush est très médiocre et surtout que sa politique n'est pas libérale.

La vérité c'est qu'il restera comme un grand président américain (3) qui a continué l'oeuvre de Ronald Reagan en réformant la couverture sociale (social security signifie système de retraite publique), la sécurité sociale étant désignée par le terme welfare state. George W Bush a déjà mené des réformes des systèmes Medicaid et Medicare et vise à accroître les initiatives privées (particulièrement celles basées sur la foi) dans le domaine social. Il a relancé l'économie et sa politique de libre-échange, tant dans le domaine des médicaments que celui des marchandises, obtient une baisse des prix favorable aux consommateurs américains. Mais c'est surtout dans le domaine de la politique étrangère que la différence avec les présidents Bush père et Clinton est le plus visible. La promotion de la liberté dans le monde a connu une accélération que Liberté Chérie apprécie à sa juste valeur. Même si tous les paris américains ne sont pas encore gagnés, les choses ont sans conteste changé dans un sens positif au Moyen-Orient. George W Bush a dit : « We go forward with confidence, because we trust in the power of human freedom to change lives and nations » (Nous allons de l'avant avec assurance, car nous avons confiance dans le pouvoir de la liberté humaine de changer les vies et les pays) (2). Le vent de la liberté souffle sur le monde et personne ne pourra l'en empêcher.


(1) Sur l'antiaméricanisme lire entre autre Jean-François REVEL, L'obsession anti-américaine, Plon, 2002.
(2) Discours à l'American Enterprise Institute sur l'avenir de l'Irak, 26 février 2003
(3) Les médias américains l'ont d'ailleurs d'ors et déjà classé comme révolutionnaire, voir par exemple Time magazine 27 décembre 2004 ou 18 avril 2005.

Sur le programme du second mandat de George W Bush consulter le dossier des Echos

samedi 15 janvier 2005

La France au Rwanda, la responsabilité d’un génocide ?


Article écrit le 15 janvier 2005 pour l’association Liberté Chérie.

22 juin 1994, la France lance, sous les acclamations de la foule rwandaise, avec la bénédiction de l'ONU et à la satisfaction de l'opinion publique française, l'opération Turquoise. Les télévisions françaises montrent ces images de “libérateurs” acclamés par des Rwandais avec banderoles et drapeaux. Plus de 2 500 soldats français, équipés de blindés et de mortiers lourds, appuyés par des hélicoptères et des chasseurs, atterrissent à Goma et Bukavu (villes du Zaïre à la frontière du Rwanda) et entrent au Rwanda. Depuis presque 3 mois, depuis le 6 avril 1994 où le Falcon 50 présidentiel avec à son bord le président-dictateur rwandais Juvénal Habyarimana a été abattu, un génocide (près d'un million de morts) est perpétré dans le pays. Officiellement il s'agit d'un conflit ethnique, officiellement l'intervention française est strictement humanitaire et doit mettre fin à ce génocide. Les soldats français vont “sécuriser” le quart Sud-Ouest du Rwanda et en faire une « zone humanitaire sûre » (ZHS).

Flash-back, comment en est-on arrivé là ? Le Rwanda est un ancien protectorat belge, dont le processus d'indépendance commence en 1959. C'est l'un des rares États préexistant à la période coloniale. Il est habité par deux populations principales : les Hutus et les Tutsis, les Hutus représentent le peuple et les Tutsis sont les aristocrates, d'une différence sociale, la colonisation a fait une différence ethnique, on devient Hutu ou Tutsi de père en fils sans rapport avec sa situation sociale. L'ethnie est signalée sur les cartes d'identités (cartes demandées aux barrages de l'armée et des milices, barrages parfois tenus par des militaires français). Les colonisateurs belges se sont appuyés sur les Tutsis, mais lorsque l'indépendance est proclamée en 1962, c'est la majorité hutues qui prend le pouvoir et les premiers massacres de Tutsis sont perpétrés. 120 000 Tutsis fuient le Rwanda et se réfugient dans les pays voisins.

La France entretient des rapports étroits avec cette pièce maîtresse de la zone d'influence française en Afrique, à la limite avec la sphère anglophone et qui commande l'accès au Zaïre et à ses richesses. Des accords de coopération civil (1962) et militaire (1975) existent entre la France et le Rwanda. Avec l'arrivée de François Mitterrand au pouvoir et de son fils, Jean-Christophe, à la cellule africaine de l'Élysée, les relations prennent un tour assez particulier. En 1983, « Jean-Christophe Mitterrand se rend en visite privée au Rwanda. Thérèse Pujolle [chef de la mission de la coopération civile à Kigali de 1981 à 1984] raconte : “[...] À chaque fois que Jean-Christophe Mitterrand débarquait, quinze Mercedes l'attendaient.” Et ajoute : “On constatera une complicité incroyable, un compagnonnage auquel on ne comprendra rien entre Jean-Christophe Mitterrand, fils du Président français, et Jean-Pierre Habyarimana, fils du Président rwandais.” » (1).

C'est là que l'histoire commence, les années passent et le régime autoritaire et très centralisé de Habyarimana ne s'ouvre ni aux modérés Hutus, ni aux Tutsis de l'intérieur, ni à ceux de la diaspora. Ces derniers ont massivement servi dans la NRA (National Resistance Army) ougandaise de Yoweri Museveni qui a conquis le pouvoir en 1986. Les Tutsis rwandais forme donc un mouvement armé, le FPR (Front Patriotique Rwandais) avec pour but de revenir par la force au Rwanda, ce qui se concrétise le 1er octobre 1990 par une offensive du FPR depuis l'Ouganda sur le nord du Rwanda avec pour objectif Kigali la capitale rwandaise. Le lendemain le président rwandais appelle l'Élysée à son secours. Jean-Christophe Mitterrand, chargé de la cellule africaine de l'Élysée, déclare : « Nous allons lui envoyer des bidasses, au petit père Habyarimana. Nous allons le tirer d'affaire. En tout cas, cette histoire sera terminée en deux, trois mois. » (2).

Plusieurs éléments vont se télescoper à ce moment là à l'Élysée : l'influence française en Afrique est depuis les indépendances des années 60 de type mafieuse, elle s'exerce à travers différents réseaux, dont ceux de Jacques Foccart, (c'est ce qu'on appelle la “Françafrique” dont Jean-Christophe Mitterrand est l'un des acteurs centraux). Le Rwanda fait partie de la “famille” il est hors de question de le lâcher. La chute de l'empire soviétique fait craindre aux autorités françaises une perte d'influence en Afrique. On craint aussi que les Américains, libérés de la menace soviétique, ne s'intéressent à notre “pré carré”. Enfin, des militaires qui n'ont pas oublié les leçons des guerres coloniales, et qui sont présents dans de nombreux organismes de commandement et dans les forces spéciales, vont trouver au sommet de l'État une oreille bienveillante.

Depuis les indépendances la France conserve la mainmise sur l'Afrique francophone par l'intermédiaire de dirigeants rompus aux tactiques de la guerre révolutionnaire (3), celle-ci a été mise au point à la fin de la guerre d'Indochine et appliquée en Algérie, par des officiers comme Trinquier, Lacheroy ou Bigeard, elle était enseignée à Philippeville ou Arzew, elle était très en vogue parmi les hommes politiques de l'époque, dont un certain François Mitterrand, ministre de la justice en 1956. La guerre révolutionnaire ou subversive a pour but le contrôle d'une population (et non d'un territoire comme la guerre classique), il s'agit donc de faire adhérer la population visée aux objectifs et aux intérêts du pouvoir qui met en œuvre ces méthodes, au moyen de différents types d'actions psychologiques (usages des médias, de l'information), par le quadrillage, par la création de milices d'autodéfenses (pour organiser la mobilisation populaire et amener la population à combattre l'ennemi diabolisé afin de justifier l'action du pouvoir), par l'élimination systématique des éléments “dangereux” au sein de cette population, par l'utilisation de techniques de manipulation et de contrôle de foules, par des méthodes de renseignement très développées, par l'utilisation des interrogatoires “poussés” (la torture).

Ces méthodes ne sont pas poussées à leurs paroxysmes, mais à partir de cette époque (années quatre-vingt-dix) – et encore aujourd'hui – elles vont devenir le levier essentiel de l'exercice du pouvoir français en Afrique, un pouvoir discrétionnaire, sans contrôle démocratique, un pouvoir exercé principalement par le COS (commandement de opérations spéciales), que certains désignent comme une légion présidentielle tant son commandement court-circuite la hiérarchie pour ne prendre ses ordres – et ne rendre des comptes – qu'à l'Élysée, la DGSE (direction générale de la sécurité extérieure), c'est-à-dire les services spéciaux chargés du renseignement et des opérations spéciales (service action) et les “barbouzes” agents non-officiels qui se chargent du sale boulot. On retrouve ces méthodes et leurs résultats, à différentes échelles, au Gabon, au Congo, au Zaïre ou aujourd'hui en Côte d'Ivoire.

Mais revenons au Rwanda, en ce 2 octobre 1990 où Jean-Christophe Mitterrand promet au président rwandais l'envoi de soldats français. Le 4 octobre est déclenchée l'opération Noroît, officiellement pour protéger les ressortissants français (environs 400). 2 compagnies de parachutistes et un état-major tactique débarque à Kigali. Le jour même l'armée rwandaise (FAR, forces armées rwandaises) organise des tirs à Kigali pour faire croire à l'arrivé de troupes du FPR dans la capitale et obtenir le soutien français. Quelques troupes belges et zaïroises interviennent aussi et repartent. Les Français vont rester trois ans, jusqu'en décembre 1993.

Et c'est là que tout se joue. Des conseillers français, au plus hauts postes, viennent chapeauter l'armée rwandaise, elle devient le dessein de la France. Les effectifs sont décuplés, ont trouve des conseillers dans toutes les unités, qui servent sous uniforme rwandais. Les Rwandais, avec l'appui des Français, appliquent la doctrine de la guerre révolutionnaire : quadrillage du pays, barrage et fouille, assassinats de certains civils tutsis qui vivent à l'intérieur du pays (déclarés espions à la solde du FPR), création de milices d'autodéfense (les Interahamwe) encadrées par des gendarmes ou des soldats des FAR formés par les conseillers français. La France livre matériel, armes et munitions, des officiers français interrogent des prisonniers du FPR, les parachutistes français appuient au plus près les FAR lors des engagements contre le FPR à la frontière ougandaise. Plusieurs témoins ont vu des militaires français arrêter des civils tutsis à des barrages et les remettre à des miliciens qui les tuaient sous les yeux des soldats français.

Pendant trois ans la France va donc former, encadrer, équiper, entraîner cette armée qui était le rêve des officiers français théoriciens de la guerre révolutionnaire, une armée capable de gagner une guerre subversive car elle contrôle totalement la population. Le marché est le suivant : les Tutsis du FPR doivent abandonner leurs projets militaires sinon, comme le dit Paul Dijoud (directeur des affaires africaines et malgaches au ministère des affaires étrangères) à Paul Kagame (chef du FPR depuis 1991) en septembre 1991 : « Si vous n'arrêtez pas le combat, si vous vous emparez du pays, vous ne retrouverez pas vos frères et vos familles, parce que tous auront été massacrés. »

Le décor est en place et la pièce est écrite. Le FPR lance encore plusieurs offensives (janvier 1991, 1992, 1993), les FAR, conseillées par l'armée française les repoussent, ces affrontements s'accompagnent de massacres de civils tutsis par milliers. Officiellement les militaires français ne participent pas aux combats. En fait les troupes du détachement Noroît, qui voit ses effectifs varier au gré des engagements, appuient au plus près les FAR, les hélicoptères et l'artillerie rwandaise sont encadrés par des officiers français qui participent aux opérations. Et il y a tous les non-officiels, membres des services spéciaux (DGSE, 11ème Choc) ou mercenaires (qui ont l'autorisation des autorités françaises). Début février 1993, Noroît comprend désormais un état-major tactique (EMT), trois compagnies du 21e RIMa, une compagnie du 8e RPIMa, les détachements Chimère et Rapas (qui encadrent spécifiquement les unités rwandaises) et un DAMI renforcé (génie). Le 13 décembre 1993, les Français se retirent officiellement du Rwanda. C'est l'ONU qui est chargée de superviser les accords d'Arusha entre le FPR et le gouvernement Habyarimana, 2 500 casques bleus de la MINUAR arrivent à Kigali.

À Arusha des négociations sont menées entre le gouvernement et le FPR, sous l'égide de l'ONU et de l'OUA, avec la participation des pays voisins. Les Français voient d'un assez mauvais œil l'entrée des Tutsis dans le gouvernement et l'armée. Pourtant la France fait pression sur Habyarimana pour qu'il signe les accords, ce qu'il fait. Au retour d'Arusha, le 6 avril 1994, son avion présidentiel est abattu par deux missiles sol-air. Les casques bleus n'auront pas le droit d'accéder aux lieux de l'attentat (près de l'aéroport de Kigali), par contre plusieurs soldats français et le capitaine Paul Baril (conseiller de la présidence rwandaise) se rendront sur place. L'équipage du Falcon était composé de trois militaires français en disponibilité. Et pourtant, officiellement personne ne sait qui a tiré ces missiles. Tout s'enchaîne, une heure après le tir des missiles, alors que la nouvelle n'a pas encore été annoncée, la gendarmerie rwandaise, les FAR et les milices d'autodéfense établissent des barrages dans Kigali, on arrête, on regroupe et on commence à tuer des milliers de civils tutsis. Les unités d'élites de l'armée rwandaise (celles-là mêmes qui ont reçu toute l'attention des Français, qui les ont instruites et équipées), la garde présidentielle et les para-commandos, éliminent les opposants démocratiques des différents partis politiques ; la Premier ministre démocrate, qui avait été nommée par Habyarimana sous la pression internationale, protégée par 10 casques bleus belges, est assassinée avec ses protecteurs par la garde présidentielle. Alors que des combats ont lieu dans Kigali entre le bataillon du FPR qui y tenait garnison en vertu des accords de cessez-le-feu et la garde présidentielle, des parachutistes belges et français interviennent, c'est l'opération Amaryllis. Des armes et des munitions françaises sont livrés aux Rwandais. Le génocide commence et les casques bleus s'inquiètent, l'ONU réduit à 270 membres la MINUAR le 21 avril 1994.

La garde présidentielle, qui organise la prise en main de Kigali et l'assassinat des hommes politiques hutus modérés qui pouvaient présenter une alternative au génocide, est sous les ordres du colonel Bagosora, ancien élève de l'École de guerre française, très lié à la France. C'est aussi sous sa direction qu'est formé le gouvernement intérimaire rwandais (appelé aussi le gouvernement des tueurs, il est l'organisateur du génocide), à l'ambassade de France de Kigali le 8 avril. Les Français plient bagages, l'opération Amaryllis prend fin le 13 avril, l'ambassade française est fermée, les conseillers français s'en vont. On laisse les “clés” aux extrémistes du “Hutu Power”, mais il est évident qu'à tous les niveaux, et surtout aux plus élevés, on sait ce qui est en train de se passer.

Le gouvernement intérimaire rwandais (GIR) qui œuvre alors a été constitué à l'ambassade de France. Ses ministres Jérôme Bicamumpaka et Jean-Bosco Barayagwiza (directeur des affaires politiques au ministère des affaires étrangères rwandais et membre fondateur de la Radio-Télévision Libre des Mille Collines (RTLM), qui multiplie les appels au meurtre des Tutsis durant tout le génocide) sont reçus en visite officielle à Paris par l'Élysée et Matignon en plein génocide (27 avril 1994) et le GIR sera exfiltré du Rwanda par les forces françaises de l'opération Turquoise. La responsabilité d'un pouvoir français qui est loin de la démocratie (le pouvoir du peuple, pour le peuple et par le peuple) est en question.

La boucle est bouclée, depuis 78 jours le génocide bat son plein, la gendarmerie, l'armée, les milices et les populations locales réquisitionnées par les autorités, assassinent tous les Tutsis et les Hutus modérés. Lorsque les soldats français arrivent, c'est ceux-là même qui sont en train de perpétrer le génocide, qui les accueillent avec ferveur. Pourquoi des soldats en mission humanitaire sont-ils si lourdement armés ? C'est parce qu'il y a une autre option, qui ne sera abandonnée qu'après le début de Turquoise à cause de la chute de Kigali, c'est la reconquête du Rwanda et la réinstallation des génocidaires au pouvoir. Les officiers qui commandent Turquoise sont pour la plupart ceux qui depuis quatre ans collaborent avec l'armée rwandaise. Ils ont encadré, formé, équipé ceux qui appliquent la politique du GIR. Pendant l'opération Turquoise des armes et des munitions transitent par Goma (aéroport sous contrôle français) à destination des FAR. La RTLM continue d'émettre depuis la ZHS. Les FAR, les milices et les autorités sont exfiltrés vers Goma en liaison et avec l'appui logistique des Français.

Aujourd'hui ceux qui s'étaient repliés au Zaïre forment les FDLR (Forces Démocratiques de Libération du Rwanda), ils sont équipés, formés, armés. Par qui ? Une organisation humanitaire (Human Rights Watch) a affirmé qu'après la fin de la guerre des Hutus rwandais étaient formés en Centrafrique par l'armée française.

La responsabilité de la France est bien plus étendue que le pouvoir a bien voulu l'avouer. La gauche comme la droite participe à cette affaire (Dominique de Villepin était l'adjoint de Paul Dijoud au Quai d'Orsay en 1992-1993, il s'est rendu plusieurs fois au Rwanda). Cela se poursuit encore aujourd'hui dans la région des Grands Lacs (4). Les mêmes méthodes, et parfois les mêmes hommes, sont à l'œuvre dans toute l'Afrique francophone. Les événements de Côte d'Ivoire sont un épisode de cette histoire de la politique française en Afrique. Liberté Chérie entend dénoncer ces comportements non démocratiques et profondément immoraux. Les citoyens français ne peuvent accepter qu'en leurs noms on cautionne la mort de centaines de milliers d'Africains pour conserver l'influence d'un État français agissant comme une mafia.



(1), (2) Patrick de Saint-Exupéry, L'inavouable, la France au Rwanda, 2004.

(3) Sur la doctrine française pour faire face à la guerre révolutionnaire voir Escadrons de la mort, l'école française, Marie-Monique Robin, Editions La Découverte, 2004.

(4) Voir actualité sur l'engagement de soldats rwandais en République Démocratique du Congo (ex-Zaïre) pour lutter contre le FDLR.

Pour obtenir une bibliographie très complète, consulter le site de Wikipédia sur le génocide au Rwanda (http://fr.wikipedia.org/wiki/Bibliographie_sur_le_g%C3%A9nocide_au_Rwanda).
Sur le sujet des relations de la France avec l’Afrique : lire les articles de l'association Survie (http://survie.org/).