samedi 15 janvier 2005

La France au Rwanda, la responsabilité d’un génocide ?


Article écrit le 15 janvier 2005 pour l’association Liberté Chérie.

22 juin 1994, la France lance, sous les acclamations de la foule rwandaise, avec la bénédiction de l'ONU et à la satisfaction de l'opinion publique française, l'opération Turquoise. Les télévisions françaises montrent ces images de “libérateurs” acclamés par des Rwandais avec banderoles et drapeaux. Plus de 2 500 soldats français, équipés de blindés et de mortiers lourds, appuyés par des hélicoptères et des chasseurs, atterrissent à Goma et Bukavu (villes du Zaïre à la frontière du Rwanda) et entrent au Rwanda. Depuis presque 3 mois, depuis le 6 avril 1994 où le Falcon 50 présidentiel avec à son bord le président-dictateur rwandais Juvénal Habyarimana a été abattu, un génocide (près d'un million de morts) est perpétré dans le pays. Officiellement il s'agit d'un conflit ethnique, officiellement l'intervention française est strictement humanitaire et doit mettre fin à ce génocide. Les soldats français vont “sécuriser” le quart Sud-Ouest du Rwanda et en faire une « zone humanitaire sûre » (ZHS).

Flash-back, comment en est-on arrivé là ? Le Rwanda est un ancien protectorat belge, dont le processus d'indépendance commence en 1959. C'est l'un des rares États préexistant à la période coloniale. Il est habité par deux populations principales : les Hutus et les Tutsis, les Hutus représentent le peuple et les Tutsis sont les aristocrates, d'une différence sociale, la colonisation a fait une différence ethnique, on devient Hutu ou Tutsi de père en fils sans rapport avec sa situation sociale. L'ethnie est signalée sur les cartes d'identités (cartes demandées aux barrages de l'armée et des milices, barrages parfois tenus par des militaires français). Les colonisateurs belges se sont appuyés sur les Tutsis, mais lorsque l'indépendance est proclamée en 1962, c'est la majorité hutues qui prend le pouvoir et les premiers massacres de Tutsis sont perpétrés. 120 000 Tutsis fuient le Rwanda et se réfugient dans les pays voisins.

La France entretient des rapports étroits avec cette pièce maîtresse de la zone d'influence française en Afrique, à la limite avec la sphère anglophone et qui commande l'accès au Zaïre et à ses richesses. Des accords de coopération civil (1962) et militaire (1975) existent entre la France et le Rwanda. Avec l'arrivée de François Mitterrand au pouvoir et de son fils, Jean-Christophe, à la cellule africaine de l'Élysée, les relations prennent un tour assez particulier. En 1983, « Jean-Christophe Mitterrand se rend en visite privée au Rwanda. Thérèse Pujolle [chef de la mission de la coopération civile à Kigali de 1981 à 1984] raconte : “[...] À chaque fois que Jean-Christophe Mitterrand débarquait, quinze Mercedes l'attendaient.” Et ajoute : “On constatera une complicité incroyable, un compagnonnage auquel on ne comprendra rien entre Jean-Christophe Mitterrand, fils du Président français, et Jean-Pierre Habyarimana, fils du Président rwandais.” » (1).

C'est là que l'histoire commence, les années passent et le régime autoritaire et très centralisé de Habyarimana ne s'ouvre ni aux modérés Hutus, ni aux Tutsis de l'intérieur, ni à ceux de la diaspora. Ces derniers ont massivement servi dans la NRA (National Resistance Army) ougandaise de Yoweri Museveni qui a conquis le pouvoir en 1986. Les Tutsis rwandais forme donc un mouvement armé, le FPR (Front Patriotique Rwandais) avec pour but de revenir par la force au Rwanda, ce qui se concrétise le 1er octobre 1990 par une offensive du FPR depuis l'Ouganda sur le nord du Rwanda avec pour objectif Kigali la capitale rwandaise. Le lendemain le président rwandais appelle l'Élysée à son secours. Jean-Christophe Mitterrand, chargé de la cellule africaine de l'Élysée, déclare : « Nous allons lui envoyer des bidasses, au petit père Habyarimana. Nous allons le tirer d'affaire. En tout cas, cette histoire sera terminée en deux, trois mois. » (2).

Plusieurs éléments vont se télescoper à ce moment là à l'Élysée : l'influence française en Afrique est depuis les indépendances des années 60 de type mafieuse, elle s'exerce à travers différents réseaux, dont ceux de Jacques Foccart, (c'est ce qu'on appelle la “Françafrique” dont Jean-Christophe Mitterrand est l'un des acteurs centraux). Le Rwanda fait partie de la “famille” il est hors de question de le lâcher. La chute de l'empire soviétique fait craindre aux autorités françaises une perte d'influence en Afrique. On craint aussi que les Américains, libérés de la menace soviétique, ne s'intéressent à notre “pré carré”. Enfin, des militaires qui n'ont pas oublié les leçons des guerres coloniales, et qui sont présents dans de nombreux organismes de commandement et dans les forces spéciales, vont trouver au sommet de l'État une oreille bienveillante.

Depuis les indépendances la France conserve la mainmise sur l'Afrique francophone par l'intermédiaire de dirigeants rompus aux tactiques de la guerre révolutionnaire (3), celle-ci a été mise au point à la fin de la guerre d'Indochine et appliquée en Algérie, par des officiers comme Trinquier, Lacheroy ou Bigeard, elle était enseignée à Philippeville ou Arzew, elle était très en vogue parmi les hommes politiques de l'époque, dont un certain François Mitterrand, ministre de la justice en 1956. La guerre révolutionnaire ou subversive a pour but le contrôle d'une population (et non d'un territoire comme la guerre classique), il s'agit donc de faire adhérer la population visée aux objectifs et aux intérêts du pouvoir qui met en œuvre ces méthodes, au moyen de différents types d'actions psychologiques (usages des médias, de l'information), par le quadrillage, par la création de milices d'autodéfenses (pour organiser la mobilisation populaire et amener la population à combattre l'ennemi diabolisé afin de justifier l'action du pouvoir), par l'élimination systématique des éléments “dangereux” au sein de cette population, par l'utilisation de techniques de manipulation et de contrôle de foules, par des méthodes de renseignement très développées, par l'utilisation des interrogatoires “poussés” (la torture).

Ces méthodes ne sont pas poussées à leurs paroxysmes, mais à partir de cette époque (années quatre-vingt-dix) – et encore aujourd'hui – elles vont devenir le levier essentiel de l'exercice du pouvoir français en Afrique, un pouvoir discrétionnaire, sans contrôle démocratique, un pouvoir exercé principalement par le COS (commandement de opérations spéciales), que certains désignent comme une légion présidentielle tant son commandement court-circuite la hiérarchie pour ne prendre ses ordres – et ne rendre des comptes – qu'à l'Élysée, la DGSE (direction générale de la sécurité extérieure), c'est-à-dire les services spéciaux chargés du renseignement et des opérations spéciales (service action) et les “barbouzes” agents non-officiels qui se chargent du sale boulot. On retrouve ces méthodes et leurs résultats, à différentes échelles, au Gabon, au Congo, au Zaïre ou aujourd'hui en Côte d'Ivoire.

Mais revenons au Rwanda, en ce 2 octobre 1990 où Jean-Christophe Mitterrand promet au président rwandais l'envoi de soldats français. Le 4 octobre est déclenchée l'opération Noroît, officiellement pour protéger les ressortissants français (environs 400). 2 compagnies de parachutistes et un état-major tactique débarque à Kigali. Le jour même l'armée rwandaise (FAR, forces armées rwandaises) organise des tirs à Kigali pour faire croire à l'arrivé de troupes du FPR dans la capitale et obtenir le soutien français. Quelques troupes belges et zaïroises interviennent aussi et repartent. Les Français vont rester trois ans, jusqu'en décembre 1993.

Et c'est là que tout se joue. Des conseillers français, au plus hauts postes, viennent chapeauter l'armée rwandaise, elle devient le dessein de la France. Les effectifs sont décuplés, ont trouve des conseillers dans toutes les unités, qui servent sous uniforme rwandais. Les Rwandais, avec l'appui des Français, appliquent la doctrine de la guerre révolutionnaire : quadrillage du pays, barrage et fouille, assassinats de certains civils tutsis qui vivent à l'intérieur du pays (déclarés espions à la solde du FPR), création de milices d'autodéfense (les Interahamwe) encadrées par des gendarmes ou des soldats des FAR formés par les conseillers français. La France livre matériel, armes et munitions, des officiers français interrogent des prisonniers du FPR, les parachutistes français appuient au plus près les FAR lors des engagements contre le FPR à la frontière ougandaise. Plusieurs témoins ont vu des militaires français arrêter des civils tutsis à des barrages et les remettre à des miliciens qui les tuaient sous les yeux des soldats français.

Pendant trois ans la France va donc former, encadrer, équiper, entraîner cette armée qui était le rêve des officiers français théoriciens de la guerre révolutionnaire, une armée capable de gagner une guerre subversive car elle contrôle totalement la population. Le marché est le suivant : les Tutsis du FPR doivent abandonner leurs projets militaires sinon, comme le dit Paul Dijoud (directeur des affaires africaines et malgaches au ministère des affaires étrangères) à Paul Kagame (chef du FPR depuis 1991) en septembre 1991 : « Si vous n'arrêtez pas le combat, si vous vous emparez du pays, vous ne retrouverez pas vos frères et vos familles, parce que tous auront été massacrés. »

Le décor est en place et la pièce est écrite. Le FPR lance encore plusieurs offensives (janvier 1991, 1992, 1993), les FAR, conseillées par l'armée française les repoussent, ces affrontements s'accompagnent de massacres de civils tutsis par milliers. Officiellement les militaires français ne participent pas aux combats. En fait les troupes du détachement Noroît, qui voit ses effectifs varier au gré des engagements, appuient au plus près les FAR, les hélicoptères et l'artillerie rwandaise sont encadrés par des officiers français qui participent aux opérations. Et il y a tous les non-officiels, membres des services spéciaux (DGSE, 11ème Choc) ou mercenaires (qui ont l'autorisation des autorités françaises). Début février 1993, Noroît comprend désormais un état-major tactique (EMT), trois compagnies du 21e RIMa, une compagnie du 8e RPIMa, les détachements Chimère et Rapas (qui encadrent spécifiquement les unités rwandaises) et un DAMI renforcé (génie). Le 13 décembre 1993, les Français se retirent officiellement du Rwanda. C'est l'ONU qui est chargée de superviser les accords d'Arusha entre le FPR et le gouvernement Habyarimana, 2 500 casques bleus de la MINUAR arrivent à Kigali.

À Arusha des négociations sont menées entre le gouvernement et le FPR, sous l'égide de l'ONU et de l'OUA, avec la participation des pays voisins. Les Français voient d'un assez mauvais œil l'entrée des Tutsis dans le gouvernement et l'armée. Pourtant la France fait pression sur Habyarimana pour qu'il signe les accords, ce qu'il fait. Au retour d'Arusha, le 6 avril 1994, son avion présidentiel est abattu par deux missiles sol-air. Les casques bleus n'auront pas le droit d'accéder aux lieux de l'attentat (près de l'aéroport de Kigali), par contre plusieurs soldats français et le capitaine Paul Baril (conseiller de la présidence rwandaise) se rendront sur place. L'équipage du Falcon était composé de trois militaires français en disponibilité. Et pourtant, officiellement personne ne sait qui a tiré ces missiles. Tout s'enchaîne, une heure après le tir des missiles, alors que la nouvelle n'a pas encore été annoncée, la gendarmerie rwandaise, les FAR et les milices d'autodéfense établissent des barrages dans Kigali, on arrête, on regroupe et on commence à tuer des milliers de civils tutsis. Les unités d'élites de l'armée rwandaise (celles-là mêmes qui ont reçu toute l'attention des Français, qui les ont instruites et équipées), la garde présidentielle et les para-commandos, éliminent les opposants démocratiques des différents partis politiques ; la Premier ministre démocrate, qui avait été nommée par Habyarimana sous la pression internationale, protégée par 10 casques bleus belges, est assassinée avec ses protecteurs par la garde présidentielle. Alors que des combats ont lieu dans Kigali entre le bataillon du FPR qui y tenait garnison en vertu des accords de cessez-le-feu et la garde présidentielle, des parachutistes belges et français interviennent, c'est l'opération Amaryllis. Des armes et des munitions françaises sont livrés aux Rwandais. Le génocide commence et les casques bleus s'inquiètent, l'ONU réduit à 270 membres la MINUAR le 21 avril 1994.

La garde présidentielle, qui organise la prise en main de Kigali et l'assassinat des hommes politiques hutus modérés qui pouvaient présenter une alternative au génocide, est sous les ordres du colonel Bagosora, ancien élève de l'École de guerre française, très lié à la France. C'est aussi sous sa direction qu'est formé le gouvernement intérimaire rwandais (appelé aussi le gouvernement des tueurs, il est l'organisateur du génocide), à l'ambassade de France de Kigali le 8 avril. Les Français plient bagages, l'opération Amaryllis prend fin le 13 avril, l'ambassade française est fermée, les conseillers français s'en vont. On laisse les “clés” aux extrémistes du “Hutu Power”, mais il est évident qu'à tous les niveaux, et surtout aux plus élevés, on sait ce qui est en train de se passer.

Le gouvernement intérimaire rwandais (GIR) qui œuvre alors a été constitué à l'ambassade de France. Ses ministres Jérôme Bicamumpaka et Jean-Bosco Barayagwiza (directeur des affaires politiques au ministère des affaires étrangères rwandais et membre fondateur de la Radio-Télévision Libre des Mille Collines (RTLM), qui multiplie les appels au meurtre des Tutsis durant tout le génocide) sont reçus en visite officielle à Paris par l'Élysée et Matignon en plein génocide (27 avril 1994) et le GIR sera exfiltré du Rwanda par les forces françaises de l'opération Turquoise. La responsabilité d'un pouvoir français qui est loin de la démocratie (le pouvoir du peuple, pour le peuple et par le peuple) est en question.

La boucle est bouclée, depuis 78 jours le génocide bat son plein, la gendarmerie, l'armée, les milices et les populations locales réquisitionnées par les autorités, assassinent tous les Tutsis et les Hutus modérés. Lorsque les soldats français arrivent, c'est ceux-là même qui sont en train de perpétrer le génocide, qui les accueillent avec ferveur. Pourquoi des soldats en mission humanitaire sont-ils si lourdement armés ? C'est parce qu'il y a une autre option, qui ne sera abandonnée qu'après le début de Turquoise à cause de la chute de Kigali, c'est la reconquête du Rwanda et la réinstallation des génocidaires au pouvoir. Les officiers qui commandent Turquoise sont pour la plupart ceux qui depuis quatre ans collaborent avec l'armée rwandaise. Ils ont encadré, formé, équipé ceux qui appliquent la politique du GIR. Pendant l'opération Turquoise des armes et des munitions transitent par Goma (aéroport sous contrôle français) à destination des FAR. La RTLM continue d'émettre depuis la ZHS. Les FAR, les milices et les autorités sont exfiltrés vers Goma en liaison et avec l'appui logistique des Français.

Aujourd'hui ceux qui s'étaient repliés au Zaïre forment les FDLR (Forces Démocratiques de Libération du Rwanda), ils sont équipés, formés, armés. Par qui ? Une organisation humanitaire (Human Rights Watch) a affirmé qu'après la fin de la guerre des Hutus rwandais étaient formés en Centrafrique par l'armée française.

La responsabilité de la France est bien plus étendue que le pouvoir a bien voulu l'avouer. La gauche comme la droite participe à cette affaire (Dominique de Villepin était l'adjoint de Paul Dijoud au Quai d'Orsay en 1992-1993, il s'est rendu plusieurs fois au Rwanda). Cela se poursuit encore aujourd'hui dans la région des Grands Lacs (4). Les mêmes méthodes, et parfois les mêmes hommes, sont à l'œuvre dans toute l'Afrique francophone. Les événements de Côte d'Ivoire sont un épisode de cette histoire de la politique française en Afrique. Liberté Chérie entend dénoncer ces comportements non démocratiques et profondément immoraux. Les citoyens français ne peuvent accepter qu'en leurs noms on cautionne la mort de centaines de milliers d'Africains pour conserver l'influence d'un État français agissant comme une mafia.



(1), (2) Patrick de Saint-Exupéry, L'inavouable, la France au Rwanda, 2004.

(3) Sur la doctrine française pour faire face à la guerre révolutionnaire voir Escadrons de la mort, l'école française, Marie-Monique Robin, Editions La Découverte, 2004.

(4) Voir actualité sur l'engagement de soldats rwandais en République Démocratique du Congo (ex-Zaïre) pour lutter contre le FDLR.

Pour obtenir une bibliographie très complète, consulter le site de Wikipédia sur le génocide au Rwanda (http://fr.wikipedia.org/wiki/Bibliographie_sur_le_g%C3%A9nocide_au_Rwanda).
Sur le sujet des relations de la France avec l’Afrique : lire les articles de l'association Survie (http://survie.org/).